Chapitre 7
Faon se rendit compte que les gens de la ferme les avaient vus à la façon dont ils s'arrêtèrent et les regardèrent, les jaugeant. Le vieil homme filiforme sur le cheval resta en arrière. Sous son regard attentif, le garçon enleva quelques piquets de la barrière pour faire entrer les vaches et les moutons dans le champ. Les premiers animaux s'éparpillèrent en beuglant d'un ton plaintif, puis se mirent à brouter goulûment, imités docilement par le reste du cheptel. Les trois hommes adultes avancèrent lentement vers la maison, s'agrippant à leurs outils comme à des armes: une fourche, une pioche, un gros couteau étincelant.
— Si ces types habitent ici, ils ont probablement passé de très mauvaises journées, c'est manifeste, dit Dag en guise d'avertissement ou de simple observation, Faon n'aurait su le dire. Reste tranquille jusqu'à ce qu'ils soient sûrs que je ne suis pas dangereux.
— Comment pourraient-ils penser ça? demanda Faon avec indignation.
Elle se redressa contre le mur, serrant les pans de sa robe trop grande autour d'elle, et fronça les sourcils.
— Eh bien, il y a eu de drôles histoires par ici. Des bandits se faisant passer pour des patrouilleurs, dans le passé. D'habitude, nous laissons les bandits à leurs camarades fermiers, mais ceux-là, on les pend haut et court, quand on leur met la main dessus. Les fermiers ne font pas toujours la différence. Je pense qu'il n'y aura pas de problèmes avec ceux-là, lorsqu'ils seront un peu moins nerveux.
Dag resta assis sur le perron tandis que les hommes approchaient, mais il se redressa lui aussi. Il leva la main droite à sa tempe en signe de bienvenue ou simplement pour se gratter la tête, mais dans un geste qui, en tout cas, n'avait rien de menaçant.
— Bonsoir, dit-il d'une voix rauque.
Les hommes avancèrent encore, visiblement prêts à bondir à la première provocation. Le plus vieux, un type costaud avec quelques cheveux gris et une fourche à la main, avançait en tête. Il regarda Faon d'un air stupéfait. Elle lui sourit en lui faisant un petit signe de la main.
Provisoirement poli, l'homme lui répondit par un « Bonsoir». Il planta la pointe de sa fourche et continua d'une voix sévère.
— Qui êtes-vous ? Et que faites-vous ici ?Dag hocha la tête.
— J'appartiens à la patrouille des Marcheurs du Lac de Mari Aile Rouge. On nous a appelés à l'aide dans le sud il y a quelques jours pour s'occuper de votre spectre. Voici Mlle Charpré. Elle a été enlevée sur la route hier par le spectre que je chassais, et elle a été blessée. J'espérais trouver du monde pour l'aider ici, mais vous étiez tous partis. Pas de votre plein gré, visiblement.
Il avait laissé de côté tout un tas de détails, pensa Faon.
— Prébleu, corrigea-t-elle. Je m'appelle Faon Prébleu.
Dag la regarda par-dessus son épaule, les sourcils levés.
— Ah, soit.
Faon essaya d'alléger l'humeur des fermiers en s'exclamant vivement :
— Vous vivez ici ?
— Ouaip, dit l'homme.
— Contente que vous soyez revenus. Est-ce que tout le monde va bien ?
Une expression de soulagement se lut sur le visage inquiet.
— Oui, dit dans un souffle leur porte-parole épuisé. Dieu merci, aucun d'entre nous n'a été tué par ces, ces... choses.
— Nous y avons échappé de peu, marmonna un type brun qui semblait être le frère ou le cousin de l'homme costaud.
Un homme plus jeune aux cheveux roux et chatoyants et aux taches de rousseur se glissa à la gauche de Dag, fixant sa manche de chemise vide. Dag feignit de ne pas s'en rendre compte, mais Faon crut le voir redresser les épaules.
— Hé, tu ne serais pas ce Dag que tous les patrouilleurs recherchent ? s'écria-t-il. Ils ont dit qu'on ne pouvait pas te manquer : une grande asperge aux cheveux coupés court, des yeux dorés brillants et la main gauche en moins.
Il hocha la tête avec conviction en observant l'homme sur le perron.
La voix de Dag se fit soudain plus spontanée et curieuse.
— Vous avez vu ma patrouille ? Où sont-ils ? Est-ce qu'ils vont bien ? Je pensais qu'ils me trouveraient rapidement.
L'homme aux cheveux roux prit une expression ironique.
— Dispersés entre Forgeverre et ce grand trou noir dans les collines que ces fous essayaient de nous faire creuser, j'imagine. A ta recherche. En voyant que tu n'étais toujours pas à Forgeverre ce matin, cette vieille dame effrayante a dit qu'elle avait peur que tu sois mort quelque part dans un fossé. Quatre patrouilleurs différents m'ont fait répéter ta description avant de nous laisser partir.
Dag sourit devant cette description de la personne qui était, supposa Faon, son chef de patrouille, Mari. Une fois la barrière refermée, le garçon et le vieil homme maigre à la barbe grise sur le cheval rejoignirent le petit groupe pour écouter et regarder.
L'homme robuste reprit sa fourche, mais sans les menacer.
— Tous les autres patrouilleurs disaient que tu devais avoir tué le spectre. Ils disaient que c'était pour ça que tous ces monstres, les hommes de vase, comme ils les appellent, se sont enfuis comme ça hier soir.
— Plus ou moins, dit Dag. (D'un geste de la main, il éluda la question, peut-être dans l'intention de ne pas donner de précisions.) Vous avez raison d'être prudents. Il doit toujours y avoir quelques bandits dans les environs. Les gens de Forgeverre devront s'en occuper. Tous les hommes de vase qui ont échappé à ma patrouille ou à celle de Chato vont sans doute courir comme des idiots dans les bois pendant quelque temps, jusqu'à ce qu'ils meurent. J'en ai éliminé deux hier, mais je sais qu'au moins quatre autres se sont enfuis dans les broussailles. Ils ne vous attaqueront plus désormais, mais c'est toujours dangereux de les surprendre ou de les acculer, comme n'importe quel animal sauvage malade. Le repaire de l'être malfaisant - du spectre - se trouvait dans les collines à environ douze kilomètres à l'est d'ici. Vous avez eu de la chance d'échapper à son attention avant ça.
— On dirait bien que vous n'y êtes pas parvenus, vous, par contre, dit le costaud en fronçant les yeux devant leurs bleus et leurs griffures.
Il se tourna vers le garçon dégingandé.
— Allez, Tad, va chercher ta maman.
Le garçon hocha la tête et reprit le chemin vers les bois.
— Que s'est-il passé ici ? demanda Dag.
Cette question provoqua un torrent de récits passionnés, chaque homme interrompant l'autre pour confirmer ou infirmer ses dires. Vingt, ou peut-être trente hommes de vase étaient sortis des bois environnants quatre jours auparavant, brutalisant et terrifiant les habitants de la ferme, puis les menant à pied à trente kilomètres au sud-est de là, dans les collines. Les hommes de vase avaient réussi à contrôler le groupe simplement en prenant les trois plus jeunes enfants et en menaçant de leur exploser le crâne sur le premier arbre venu si quiconque essayait de résister. Ce détail coupa le souffle de Faon, tandis que le visage de Dag était plus dénué d'expression que jamais. Ils étaient finalement arrivés dans un camp rudimentaire où se trouvaient déjà une vingtaine d'autres prisonniers, pour la plupart des victimes de bandits de grand chemin dont certains étaient détenus depuis des semaines. Là, les hommes de vase, difficilement contrôlés par quelques bandits, semblaient décidés à faire creuser un trou mystérieux à leurs nouveaux esclaves.
— Je ne comprends pas le but de ce trou, dit le jeune gaillard trapu, qui semblait être le fils aîné du fermier à la barbe grise et visiblement le chef de la ferme, dont le nom de famille était Montegué.
Le grand-père filiforme semblait grincheux et perturbé, mais cela paraissait être antérieur à l'attaque de l'être malfaisant, déduisit Faon de la manière familière mais néanmoins aimable avec laquelle tout le monde accueillait ses lamentations.
— L'être malfaisant - le spectre - essayait sans doute d'exploiter un gisement. Il grandissait à toute vitesse.
— Oui, mais le trou ne convenait pas pour une mine, dit l'homme aux cheveux roux, Sassa.
Il s'avéra être un beau-frère de la maison, présent ce jour-là pour aider à porter des bûches. Il semblait moins secoué que les autres, peut-être parce que sa femme et son bébé étaient à l'abri à Forgeverre et avaient échappé à ces terribles mésaventures.
— Déjà, ils n'avaient pas assez d'outils, jusqu'à ce que les hommes de vase apportent ce qu'ils avaient volé ici. Ils faisaient creuser les prisonniers à mains nues et ils mettaient la terre dans des sacs confectionnés avec leurs vêtements. C'était une sacrée pagaille.
— Du moins au début, avant que le spectre ait trouvé quelqu'un qui sache comment s'y prendre, dit Dag. Plus tard, quand tout sera revenu à la normale, vous devriez faire explorer le site par de vrais mineurs. Il doit y avoir quelque chose de valeur là-dessous. L'être malfaisant n'a pas pu se tromper sur ce point. A cet endroit, je parierais pour un filon de fer ou de charbon, et il y aurait peut-être eu une forge ensuite, mais ça aurait pu être tout et n'importe quoi.
— Je me demandais s'ils ne voulaient pas déterrer un autre spectre. Il paraît qu'ils sortent de la terre.
Dag haussa les sourcils et regarda l'homme d'un autre œil.
— C'est une idée intéressante. Mais quand deux spectres émergent à proximité, ce qui n'arrive heureusement pas souvent, ils commencent en général par s'attaquer.
— Ça vous arrange bien, vous, les Marcheurs du Lac, non ?
— Non, malheureusement. Parce que le vainqueur devient plus fort. C'est plus facile de les abattre un par un.
Faon essaya d'imaginer une créature plus forte et plus effrayante que celle qu'elle avait affrontée la veille. Quand on est déjà si terrifié que son corps peut à peine le supporter, quelle différence cela fait-il s'il y a encore quelque chose de pire? Elle se demanda si cela expliquait quelque chose au sujet de Dag.
Un mouvement au bout du chemin attira son regard. Un autre cheval de trait sortit des bois et trotta pesamment jusqu'à la cour de la ferme, monté par une femme d'âge mûr et le garçon dégingandé. Ils s'arrêtèrent de l'autre côté du puits, la femme fixant quelque chose du regard, puis ils les rejoignirent.
Sassa, le rouquin, soit plus loquace soit plus observateur que sa belle-famille, terminait son récit du tumulte inexplicable qui avait eu lieu la veille au camp : la fuite soudaine et la folie des hommes de vase, suivies, à peine une demi-heure plus tard, par l'arrivée au crépuscule d'une patrouille de Marcheurs du Lac très déconcertée. Ils étaient accompagnés par tout un groupe d'amis et de parents bouleversés des prisonniers, venant de Forgeverre et de ses environs. Les laissant s'occuper les uns des autres, les patrouilleurs étaient retournés à leurs affaires, qui semblaient tourner autour de la nécessité de tuer le plus d'hommes de vase possible et de retrouver leur mystérieux Dag, qu'ils semblaient tenir pour responsable de cet étrange revirement de situation.
Dag frotta son menton mal rasé.
— Hum. Je suppose que Mari et Chato ont dû croire que ce camp était le repaire. Sans doute en suivant les traces des bandits que nous avions attaqués la veille. Cela explique où ils se trouvaient hier toute la journée. Et une bonne partie de la nuit, semble-t-il.
— Oh oui, dit le costaud. Des gens sont entrés dans Forgeverre toute la nuit et encore ce matin, des vôtres et des nôtres.
La fermière glissa de son cheval et resta debout à les écouter, inspectant sa maison des yeux, Dag, et surtout Faon. Celle-ci déduisit des propos des hommes qu'elle devait être celle qu'ils appelaient Petti. A en juger par ses quelques cheveux gris, elle avait le même âge que son mari, et elle était aussi mince qu'il était épais, rude et vigoureux, bien qu'ayant l'air fatigué. Elle s'avança.
— A qui est tout ce sang dans le lavoir près du puits ?
Dag la salua poliment de la tête.
— C'est celui de Mlle Ch... Prébleu pour la plupart, madame. Je m'excuse d'avoir volé votre linge. Je jette un seau d'eau dessus chaque fois que je passe devant. J'essaierai de le laver avant que nous partions.
Nous, pas je, remarqua immédiatement Faon, avec soulagement.
— Pour la plupart? demanda la femme en lui jetant un coup d'œil de côté. Comment s'est-elle blessée?
— C'est à elle de le raconter, madame.
Son visage resta impassible pendant un instant. Elle regarda Faon, puis Dag à nouveau, remarquant sa manche vide.
— Vous avez vraiment tué le spectre qui a fait tout ça ?
Il hésita brièvement avant de répondre, de façon précise mais concise.
— Oui, nous l'avons tué.
Elle inspira et poussa un petit grognement.
— Ne vous embêtez pas avec ma lessive. Quelle idée!
Elle se retourna vers les hommes.
— Qu'est-ce que vous faites tous là à papoter ou à rester bouche bée comme un tas de cornichons ? Il y a du travail à faire avant qu'il fasse nuit. Foal, va traire ces pauvres vaches, si la peur n'a pas tari leur lait. Sassa, va chercher du bois, si ces voleurs en ont laissé un peu, et sinon va en couper. Jay, répare ce qui peut l'être, et garde pour demain ce qui nécessite des outils. Tad, aide ton grand-père avec les chevaux, et puis reviens ranger à l'intérieur. Dépêchez-vous tant qu'il fait encore jour!
Ils s'éparpillèrent tous.
— Les hommes de vase n'ont pas trouvé votre cave, dit Faon obligeamment en se relevant.
Sa tête parut se vider, ses tempes battant désagréablement. Elle ne perdit pas complètement connaissance, mais des ombres se mirent à bouger autour d'elle, et elle eut à peine conscience d'un mouvement brusque: une main puissante et un bras tronqué l'attrapant et la traînant à l'intérieur. Elle cligna des yeux. Elle était à nouveau sur le matelas en plumes, avec deux visages penchés au-dessus d'elle, celui de la femme, inquiet et méfiant, celui de Dag, soucieux et... tendre ? Cette pensée la surprit et elle cilla à nouveau, essayant de revenir à la raison.
— Allongée, Etincelle, disait-il. Tu étais mieux allongée.
Il repoussa une mèche trempée de sueur de ses yeux.
— Que t'est-il arrivé, ma petite fille? demanda Petti.
— Je ne suis pas une petite fille, marmonna-t-elle. J'ai vingt ans.
— Les hommes de vase l'ont frappée hier. (Le regard intense de Dag semblait lui demander la permission de continuer, et elle haussa les épaules en signe d'assentiment.) Elle a perdu un embryon de deux mois. Elle a beaucoup saigné, mais apparemment ça s'est calmé à présent. J'aurais aimé qu'une des femmes de ma patrouille soit là. Vous vous y connaissez en problèmes de grossesse, madame ?
— Un peu. Il faut qu'elle reste allongée si elle a beaucoup saigné.
— Comment savoir si elle... si une femme va s'en sortir, après ça?
— Si les saignements s'arrêtent au bout de cinq jours, il y a de grandes chances que les choses se remettent en place à l'intérieur, s'il n'y a pas de fièvre. Dix jours au grand maximum. Un embryon de deux mois, c'est une question de chance. Après trois mois, ça devient plus dangereux.
— Cinq jours, répéta-t-il, comme s'il mémorisait ce nombre. Bien, alors ça va encore. De la fièvre... ?
Il secoua la tête et se releva, grimaçant en se frottant le bras gauche, et suivit du regard celui de la femme inspectant sa cuisine. En s'excusant d'un signe de tête, il enleva sa prothèse de la table, l'empaqueta et la posa au bout du matelas.
— Qu'est-ce qui vous a fait ça ?
— Un certain nombre de choses au fil des années, répondit-il vaguement. Si ma patrouille ne nous trouve pas demain, j'aimerais emmener mademoiselle Prébleu à Forgeverre. Je dois faire mon rapport. Pourra-t-on nous prêter un chariot?
La femme hocha la tête.
— Plus tard. Les filles devraient l'amener demain en revenant. Apparemment, les autres femmes et les enfants de la famille Montegué étaient restés en ville avec la femme de Sassa, mettant de l'ordre dans leurs biens et attendant que leurs hommes leur donnent des nouvelles rassurantes.
— Est-ce qu'elles referont le voyage, après ?
— Peut-être. Ça dépend.
Elle se gratta la nuque, regardant autour d'elle comme si des centaines de choses réclamaient son attention et qu'elle ne pouvait en gérer qu'une dizaine, ce qui, pensa Faon, était probablement le cas.
— Que puis-je faire pour vous, madame? demanda Dag. Elle le regarda comme si sa proposition l'avait prise au dépourvu.
— Je ne sais pas encore. Tout est sens dessus dessous. Attendez là.
Elle quitta la cuisine pour jeter un coup d'œil à sa maison.
— Elle ne sera pas tranquille tant qu'elle n'aura pas remis les choses en ordre, chuchota Faon.
— C'est ce que je me disais.
Il se pencha et ramassa la pochette des couteaux, posée à la tête de la paillasse. Faon réalisa seulement à ce moment-là à quel point il avait pris garde à ne pas la regarder en présence de la femme.
— Peux-tu cacher ça quelque part ?
Faon hocha la tête et se releva - lentement - pour ouvrir son sac de couchage, posé aux pieds de la paillasse. Sa jupe, sa chemise de rechange et ses sous-vêtements étaient posés sur la seule jolie robe qu'elle avait emportée pour chercher du travail, la nuit où elle s'était enfuie en toute hâte. Elle y fourra la pochette et roula à nouveau son sac de couchage.
Il la remercia d'un geste du chef.
— Mieux vaut ne pas parler du couteau à ces gens-là, à mon avis. Ça pourrait être gênant. Celui-ci encore plus que les autres. J'aimerais que Mari soit là, ajouta-t-il à mi-voix.
Ils entendaient les pas rapides de la fermière sur le plancher au-dessus d'eux, et, de temps à autre, des gémissements de consternation « Mes pauvres fenêtres ! »
— J'ai remarqué que tu avais passé sous silence une grande partie de ton histoire, dit Faon.
— Oui. J'apprécierais que tu en fasses autant.
— J'ai promis, non ? Je ne veux surtout pas parler de ce couteau à n'importe qui.
— S'ils posent trop de questions, ou abordent des terrains trop délicats, interroge-les sur leurs problèmes. En général ça détourne la conversation, surtout lorsqu'ils ont autant de choses à raconter que maintenant.
— Ah, alors c'était ce que tu faisais dehors!
En y repensant, elle revoyait comment Dag avait réussi à changer de sujet, ce qui leur avait permis d'en apprendre beaucoup sur les malheurs des Montegué, alors que ceux-ci n'avaient reçu que très peu d'informations en retour.
— Encore un truc de patrouilleur?
Il sourit.
— Plus ou moins.
La femme redescendit au moment où son Fils Tad revenait de la grange et, après un moment de réflexion, elle l'envoya ramasser avec Dag le verre brisé et ranger la maison. Elle observa sa cuisine et descendit dans sa réserve à la cave, d'où elle remonta avec quelques bocaux pour le dîner, apparemment plus rassurée. Après les avoir posés en rang sur la table - Faon la voyait presque compter le nombre d'estomacs et organiser le repas dans sa tête -, elle se retourna vers Faon en fronçant les sourcils.
— Il va falloir qu'on te trouve un vrai lit. Je pense qu'on va t'installer dans la chambre de Linotte, une fois que Tad aura enlevé le verre. A part ça, elle n'est pas en trop mauvais état. (Puis, après une pause, elle reprit à voix basse.) Ce patrouilleur a dit la vérité sur toi ?
— Oui, répondit Faon.
Le visage de la femme se plissa avec méfiance.
— Parce que je sais que ce n'est pas un homme de vase qui lui a griffé comme ça le visage.
Faon lui jeta un regard vide.
— Oh! Ces griffures-là! Je veux dire, oui, c'était moi, mais c'était un accident. Au début, je l'ai pris pour un autre bandit. Mais j'ai vite compris mon erreur.
— Les Marcheurs du Lac sont de drôles d'individus. Ils font de la magie noire, à ce qu'on dit.
Faon réussit à se hisser sur un coude et répondit énergiquement :
— Vous devriez leur en être reconnaissante. Parce que les spectres sont bien plus noirs encore. J'en ai vu un hier. Plus proche que vous ne l'êtes de moi. Quoi que les patrouilleurs doivent faire pour les éliminer, moi ça me va !
Les pensées de Petti parurent s'assombrir.
— Est-ce que c'est - est-ce que c'est ce spectre qui t'a...
— Qui m'a fait faire une fausse couche?
— Oui. Parce qu'en général les filles ne perdent pas leur bébé juste en se faisant frapper, ou en tombant dans l'escalier, ou quelque chose comme ça. Même si j'en ai vu certaines essayer. Elles finissent seulement avec quelques bleus, la plupart du temps.
— Oui, répondit sèchement Faon en se recouchant. C'était le spectre.
Ces questions étaient-elles trop précises ? Pas encore, décida-t-elle. Même Dag avait fourni quelques explications, suffisamment pour satisfaire leur curiosité sans provoquer d'autres questions.
— Il était affreux. Encore plus que les hommes de vase. Les spectres tuent tout ce qu'ils touchent, apparemment. Vous devriez aller voir son repaire, plus tard. Les bois sont morts à deux kilomètres à la ronde. Je ne sais pas combien de temps il leur faudra pour repousser.
— Hum. (Petti entreprit d'ouvrir les bocaux, les reniflant pour s'assurer qu'ils étaient encore bons et repêchant la cire pour la rincer et la réutiliser plus tard.) Ces hommes de vase étaient horribles. La veille du jour où on nous a emmenés au camp, il y avait une femme avec un enfant malade qui est allée les voir pour les supplier de la laisser aller chercher de l'aide. Elle a essayé de les convaincre en pleurant et en gémissant. A la place, ils ont tué son petit garçon. Et ils l'ont mangé. Elle était dans un état, quand nous sommes arrivés... Tout le monde était mal. Même les bandits, qui à mon avis n'avaient plus toute leur tête, ne se sentaient pas très bien non plus à cause de ça.
Faon frissonna.
— D'après Dag, les hommes de vase mangent les gens. Je n'étais pas sûre de le croire. Jusqu'à... après. (Elle haussa les épaules.) Les Marcheurs du Lac chassent ces créatures. Ils les cherchent.
— Hum.
La femme fronça les sourcils en essayant de préparer le repas comme d'habitude, malgré la disparition de ses ustensiles et récipients. Mais elle improvisa et continua, comme Faon l'avait fait. Après un instant, elle ajouta, de l'autre côté de la pièce :
— Il paraît que les Marcheurs du Lac peuvent ensorceler l'esprit des gens.
— Écoutez bien. (Faon se releva encore sur un coude, en se renfrognant.) Je le répète, ce patrouilleur m'a sauvé la vie hier. Au moins deux fois. Non, trois fois, parce que je me serais vidée de mon sang dans les bois en essayant de retrouver mon chemin s'il était mort dans la bataille. Il a combattu cinq de ces hommes de vase! Il a pris soin de moi la nuit dernière lorsque la douleur m'empêchait de bouger, et a enlevé les caillots de sang sans se plaindre une seule fois, et il a nettoyé votre cuisine et il a réparé votre barrière et il a enterré vos chiens dans les bois ombragés, et rien ne l'obligeait à faire tout ça. (Et son cœur se brise au souvenir de nénuphars.) J'ai vu cet homme faire plus de bien en une journée avec une seule main que n'importe qui d'autre avec ses deux mains en une semaine. Ou de toute sa vie. S'il m'a ensorcelée, alors il s'est donné du mal pour y arriver!
La fermière avait les deux mains levées comme pour se protéger de cette tirade virulente, mais elle riait à moitié.
— Arrête, arrête, je me rends, ma petite!
— Pfff, fit Faon en s'affalant à nouveau. Ne me sortez plus de ces «il paraît»!
— Hum.
Le sourire de Petti disparut, mais quelles que fussent ses pensées à partir de ce moment-là, elle ne les confia pas à Faon.
Faon resta tranquillement allongée sur sa paillasse jusqu'à ce que le crépuscule pousse les hommes à rentrer. A ce moment-là, Tad fut chargé d'enlever le matelas en plumes afin de faire de la place pour une table sur tréteaux. Des bancs de fortune - des planches fixées sur des rondins de bois - furent apportés pour remplacer les chaises. Petti dit à Dag qu'elle pensait que Faon pouvait s'asseoir le temps de prendre son repas avec la famille. Puisque la seule alternative était que Petti lui apporte quelque chose au lit dans un recoin isolé de la maison, Faon accepta avec joie.
Le repas fut copieux, bien qu'improvisé et simple, dégusté à la faible lumière des bougies et du feu à la fin de cette longue journée d'été. Tout le monde irait se coucher aussitôt après, et pas seulement elle, pensa Faon. La pièce était chaude et la conversation se limita pour commencer à des sujets pratiques. Chacun était épuisé, l'esprit occupé par les bouleversements récents de sa vie. Faon remarqua avec satisfaction que tous mangeaient surtout avec les mains, et du coup la gaucherie de Dag passa inaperçue. On pouvait penser qu'avoir une seule main ne le dérangeait pas du tout, mais il ne levait jamais son poignet gauche au-dessus de la table. Il ne parlait que pour encourager Faon, assise à côté de lui, à manger, se montrant d'une grande fermeté sur ce point.
— C'était gentil de votre part d'aider Tad avec tout ce verre brisé, lui dit la fermière.
— Pas de problème, madame. Maintenant vous pouvez marcher sans risquer de vous faire mal, au moins.
— Je vous aiderai à installer de nouvelles fenêtres, Petti, dès que les choses auront repris leur cours, proposa Sassa.
Elle le regarda avec reconnaissance.
— Merci, Sassa.
— Du tissu huilé accroché au chambranle suffisait bien, à mon époque, grommela le grand-père Montegué.
— Prends un peu plus de pain, papa, lui répondit son Fils aux cheveux gris.
La terre appartenait peut-être au vieil homme, du moins par le nom, mais il ne faisait pas de doute que la maison était celle de Petti. Comme on pouvait s'y attendre, la conversation dériva sur les événements des derniers jours. Dag, que Faon trouvait de plus en plus fatigué - ce qui n'avait rien d'étonnant - ne se montra guère expansif. Elle remarqua qu'il utilisa quatre fois de suite avec succès sa technique de diversion consistant à répondre à une question par une autre. Jusqu'à ce que Sassa remarque :
— Quel dommage que votre patrouille ne soit pas arrivée une journée plus tôt. Ils auraient pu sauver ce pauvre petit garçon qui s'est fait manger.
Dag ne grimaça pas vraiment. Il baissa simplement les paupières, un léger mouvement de tête indiquant qu'il préférait ne pas aborder le sujet. Ses traits fatigués se vidèrent de toute expression. Un silence s'ensuivit.
Faon se releva, indignée pour lui.
— Attention à ces vains regrets. Si la patrouille était arrivée avant que je... que nous... avant que le spectre soit mort et que les hommes de vase se soient enfuis, il y aurait eu une terrible bataille. Beaucoup auraient pu se faire tuer, et ce petit garçon aussi.
Sassa, le front plissé, se tourna vers elle.
— Oui, mais... euh? Ça ne vous perturbe pas plus que ça? Moi, si.
— C'est ce que font les hommes de vase, murmura Dag.
Sassa l'observa, l'air déconcerté.
— Vous y êtes habitué, c'est ça ?
Dag haussa les épaules.
— Mais c'était un enfant.
— Tout le monde est l'enfant de quelqu'un.
Petti, qui avait regardé son assiette d'un air las, releva les yeux.
— Et s'ils étaient arrivés cinq jours plus tôt, on ne nous aurait pas attaqués, lança Jay d'un ton cynique. Et nos vaches, nos moutons et nos chiens seraient encore en vie. Tu n'as qu'à regretter ça, tant que tu y es. Non ? Tu ne crois pas ?
Avec une grimace qu'il ne réussit pas à faire passer pour un sourire, Dag se leva de table. Il hocha la tête en direction de Petti.
— Excusez-moi, madame.
Il referma doucement la porte de la cuisine derrière lui. On entendit ses bottes résonner sous le porche, puis le bruit s'évanouit dans la nuit.
— Quelle mouche l'a piqué? demanda Jay.
Petti inspira profondément.
— Jay, parfois je me dis que ta mère a dû te laisser tomber sur la tête quand tu étais bébé, vraiment.
Il cligna les yeux d'un air hébété devant cette réprimande et demanda, plus par curiosité qu'en signe de protestation :
— Quoi?
Pour la première fois depuis des heures, Faon se sentit à nouveau transie, transie et frissonnante. Elle s'affaissa et son visage blêmit, ce qui n'échappa pas à l'observatrice Petti.
— Allez, ma petite, tu devrais être au lit. Foal, aide-la.
Foal, heureusement, était bien plus calme que les membres plus jeunes de sa famille. Ou peut-être que sa femme l'avait conseillé sur la façon de se conduire avec leurs hôtes étranges en privé. Il guida Faon dans la maison obscure. La faible luminosité n'était pas due à un malaise, cette fois, bien que ses tempes battissent encore. Petti les suivit avec une bougie dans une tasse en guise de chandelier.
Le rez-de-chaussée d'une des dépendances se composait de deux petites chambres l'une en face de l'autre. Foal la fit entrer dans celle où son matelas de plumes avait été transporté et posé sur un cadre en bois. La toile déchirée avait été récemment recousue, peut-être par Dag et Tad. Une brise humide de soir d'été entrait par les petites fenêtres sans vitres. Faon se dit que ce devait être la chambre de leur tille. Les femmes arriveraient sans doute le lendemain avec le chariot.
Dès qu'ils passèrent la porte de la pièce, Petti mit Foal à la porte. Faon enleva ses vêtements avec maladresse, se cachant à moitié sous une couverture légère dont elle n'avait pas vraiment besoin. Petti ne fit aucun commentaire, à part un «Donne-les-moi» et «Voilà, couche-toi maintenant.» Un jour plus tôt, pensa Faon, elle aurait tout donné pour échanger son étrange sauveur contre une étrange femme. Ce soir, ce désir s'était curieusement inversé.
— Foal et moi dormirons dans la chambre en face, dit Petti. Appelle si tu as besoin de quoi que ce soit pendant la nuit.
— Merci, dit Faon, essayant de se sentir reconnaissante.
Elle supposa qu'on ne comprendrait pas qu'elle demande à retourner sur le sol de la cuisine. Par terre et avec Dag. Où ces fermiers ingrats allaient-ils vouloir installer le patrouilleur? Dans la grange? Cette pensée la rendit furieuse.
Le bruit de lourds pas caractéristiques s'éleva dans le couloir, suivi par deux coups sonores contre la porte.
— Entre, Dag, cria Faon avant que Petti puisse répondre.
Il entra doucement. Une pile de vêtements secs était posée sur son bras gauche, la lessive que Faon avait vue étendue sur la barrière quelques heures plus tôt, sa robe bleue et sa culotte en lin. Sous la pile, il y avait le pantalon de Dag et un caleçon la veille encore abondamment couverts de sang. Le sac de couchage de Faon était coincé sous son aisselle.
Il le posa dans un coin balayé de la pièce, et mit les vêtements propres dessus.
— Voilà, Etincelle.
— Merci, Dag, répondit-elle simplement.
Son sourire vacilla sur son visage comme de la lumière sur l'eau, et disparut en un instant. Arrivait-il seulement que quelqu'un dise «merci» aux patrouilleurs? Elle commençait vraiment à se le demander.
Avec un hochement de tête prudent destiné à Petti qui les observait, il s'approcha du lit et posa la main sur le front de Faon.
— Elle est chaude, commenta-t-il.
L'intérieur de son poignet prit la place de sa paume. Faon essaya de sentir son pouls à travers sa peau, comme elle avait entendu le battement de son cœur, en vain.
— Mais pas fiévreuse, murmura-t-il.
Il recula un peu, les lèvres serrées. Faon se souvint de sa bouche et de son souffle dans ses cheveux la nuit dernière, et soudain désira vivement l'embrasser pour lui souhaiter bonne nuit. Etait-ce vraiment mal? D'une façon ou d'une autre, la présence réprobatrice de Petti faisait que oui.
— Qu'as-tu trouvé dehors? demanda-t-elle plutôt.
— Pas ma patrouille, soupira-t-il. Du moins, pas à deux kilomètres à la ronde.
— Tu penses qu'ils cherchent toujours du mauvais côté de Forgeverre ?
— Possible. On dirait qu'il va pleuvoir, il y a des éclairs de chaleur à l'ouest. Si j'étais vraiment mort dans un fossé, ça ne me dérangerait pas, mais je déteste les savoir arpenter les bois dans le noir et l'humidité, avec l'angoisse de ce qui pourrait m'être arrivé, alors que je suis bien au chaud et en sécurité. A mon avis, je n'ai pas fini d'en entendre parler.
— Mon pauvre.
— Ne t'en fais pas, Etincelle. Demain tout sera différent. Et ce sera mon tour d'être - euh - de bonne humeur.
Ses yeux scintillèrent d'une façon qui lui donna envie de rire.
— Nous irons vraiment à Forgeverre demain ?
— Peut-être. On verra comment tu te sens demain matin.
— Je me sens déjà beaucoup mieux, ce soir. Le saignement n'est pas plus fort que celui des règles, maintenant.
— Est-ce que tu veux ta pierre chaude ?
— Non, je ne pense pas en avoir encore besoin.
— Tant mieux. Dors bien, alors.
Elle sourit timidement.
— Je vais essayer.
Sa main esquissa un geste vers elle, mais retomba sur le côté.
— Bonne nuit.
— Bonne nuit, Dag. Dors bien toi aussi.
Il hocha la tête et se retira. La fermière emporta la bougie avec elle, refermant fermement la porte derrière elle. Un furtif éclair de chaleur, de ceux dont avait parlé Dag, traversa la fenêtre, trop loin pour qu'elle puisse entendre le tonnerre. A part ça, tout était sombre et silencieux. Faon roula sur le côté et essaya de suivre le conseil de Dag.
* * *
— Attends, murmura la fermière.
Et comme elle portait l'unique source de lumière, la bougie qui fondait dans la tasse en argile, Dag obéit.
Elle le dépassa et le guida jusqu'à la cuisine. Une autre bougie, et le vacillement du feu mourant, éclairaient la table sur tréteaux, les bancs démontés et rangés près du mur, les assiettes et les plats du dîner empilés sur l'égouttoir près de l'évier, ainsi qu'un seau plein d'eau.
La fermière regarda autour d'elle et soupira.
— Je m'occuperai de tout ça demain matin, je crois.
Se contredisant, elle alla couvrir et mettre de côté les quelques restes du repas, dont une pile de petits pains qu'elle semblait avoir préparés pour le petit déjeuner.
— Où voulez-vous que je dorme, madame? demanda Dag poliment.
Pas avec Faon, de toute évidence. Il essaya de ne pas se rappeler l'odeur de ses cheveux, comme l'été dans sa bouche, ou la chaleur de son jeune corps respirant sous son bras.
— Vous pouvez prendre un de ces matelas que la jeune fille a raccommodés. Posez-le où vous voulez.
— Sur le perron, peut-être. Je pourrais guetter ma patrouille, au cas où l'un d'eux sorte des bois pendant la nuit, sans réveiller toute la maison. Je rentrerai dans la cuisine s'il se met à pleuvoir.
— Ce serait bien, dit la fermière.
Dag regarda par la fenêtre sans vitre, laissant son InnéSens se déployer. Les animaux, éparpillés dans le pré, étaient calmes, certains broutant, d'autres à moitié endormis.
— Cette jument ne m'appartient pas vraiment. Nous l'avons trouvée près du repaire du spectre et nous sommes enfuis avec elle. Savez-vous à qui elle appartient ?
— Pas à nous, en tout cas, répondit Petti en secouant la tête.
— Si je l'emmène à Forgeverre, ce serait bien que je ne sois pas accusé de vol avant d'avoir pu m'expliquer.
— Je pensais que vous demandiez une récompense pour avoir tué un spectre, vous les patrouilleurs. Vous pourriez la réclamer.
Dag haussa les épaules.
— J'ai déjà un cheval. Du moins, je l'espère. Si personne ne vient chercher celui-là, je pensais le donner à Mlle Prébleu. C'est une bonne nature, une bête paisible. Ce qui me pousse en partie à penser que ce n'était pas le cheval d'un bandit, ou du moins pas depuis longtemps.
Petti resta silencieuse un instant, observant sa réserve de nourriture.
— Une gentille fille, cette Mlle Prébleu.
— Oui.
— On se demande comment elle a pu se fourrer dans ce pétrin.
— Ce n'est pas à moi de le dire, madame.
— Oui, j'ai remarqué ça chez vous.
Quoi, qu'il ne disait rien ?
— Des accidents arrivent aux plus jeunes. Vingt ans, hein ?
— C'est ce qu'elle dit.
— Vous, vous n'avez pas vingt ans, dit-elle en allant s'agenouiller près du feu qu'elle attisa pour la nuit.
— Non, plus depuis longtemps.
— Vous pourriez prendre ce cheval et partir retrouver votre patrouille ce soir, si vous vous faites du souci à leur sujet. Cette fille serait en sécurité, ici. Je la garderais jusqu'à ce qu'elle soit guérie.
Ç'avait été exactement son intention, la veille. Cela semblait remonter à des années.
— Merci de votre proposition. Mais j'ai promis de l'emmener à Forgeverre, là où elle se rendait. Je veux aussi que Mari l'examine. Mon chef de patrouille. Elle saura dire si Faon guérit bien.
— Ah, je me doutais bien que vous diriez quelque chose comme ça. Je ne suis pas aveugle. (Elle soupira et se tourna vers lui, les bras croisés.) Et après ?
— Je vous demande pardon ?
— Est-ce que vous savez au moins ce que vous êtes en train de lui faire ? Là, l'air de rien ? Non, je ne pense pas.
De méfiant, Dag devint confus. Il avait bien remarqué que cette fermière était perspicace et observatrice, mais il ne comprenait pas son inquiétude sous-jacente.
— Je ne lui veux que du bien.
— Ça, c'est sûr, dit-elle d'un ton féroce. J'avais un cousin, autrefois.
Dag pencha la tête en un léger signe d'encouragement, partagé entre la curiosité et un pressentiment, qui n'avait rien de magique, que, où qu'elle aille avec cette histoire, il ne voulait pas la suivre.
— Un jeune homme vraiment bien, et beau, aussi. Il se trouva un travail comme palefrenier dans cet hôtel à Forgeverre, là où vos patrouilles séjournent toujours, quand elles passent dans la région. Il y avait cette patrouilleuse, jeune, venue avec sa patrouille. Très jolie, très grande. Très gentille. Très gentille avec lui, pensait-il.
— Les chefs de patrouille essaient de décourager ce genre de choses.
— Oui, c'est ce que j'ai cru comprendre. Dommage qu'ils n'y parviennent pas. Il ne lui a pas fallu longtemps pour tomber follement amoureux d'elle. Il a passé toute l'année à attendre que sa patrouille revienne. Ce qui a fini par arriver. Et elle s'est à nouveau montrée gentille avec lui.
Dag attendit. Mal à l'aise.
— La troisième année, la patrouille est revenue, mais pas elle. Apparemment, elle n'était là qu'en visite et était partie retrouver les siens à l'ouest.
— C'est habituel, dans l'entraînement des jeunes patrouilleurs. On les envoie dans d'autres camps pour une saison ou deux, ou plus. Ils apprennent d'autres méthodes, se font des amis. Si on doit unir nos forces en toute urgence, ça facilite les choses si certains d'entre nous connaissent déjà les routes et les territoires des autres. Ceux qui sont formés pour devenir chef sont envoyés dans les sept régions. On dit de ceux-là qu'ils ont fait le tour du lac.
Elle l'observa attentivement.
— Vous l'avez déjà fait, vous, le tour du lac ?
— Deux fois, admit-il.
— Humm, fit-elle en secouant la tête. Il s'est mis en tête de partir la rejoindre, et de se porter volontaire pour faire partie des Marcheurs du Lac.
— Ah. Ça n'aurait pas marché. Ce n'est pas une question d'orgueil ou de mauvaise volonté, comprenez bien. Nous avons seulement des pratiques et des méthodes que nous ne pouvons pas partager.
— Vous voulez dire que ce n'est pas seulement une question d'orgueil et de mauvaise volonté, à mon avis, dit-elle d'une voix monocorde.
Dag haussa les épaules.
Ce n 'est pas ton problème. Laisse tomber, vieux patrouilleur.
— Il a fini par la trouver. Comme vous dites, les patrouilleurs n'ont pas voulu de lui. Il est revenu après six mois, la queue entre les jambes. Triste et découragé. Il ne voulait même pas regarder les autres filles. S'il ne pouvait être amoureux d'elle, alors il préférait mourir.
— Pas besoin d'être un fermier pour ça, rétorqua Dag sèchement.
Elle lui lança un regard acéré.
— Peut-être. Il ne s'en est jamais remis. Il a finalement accepté un emploi de marin, sur le fleuve Grâce. Après quelques saisons, on a appris qu'il était tombé à l'eau et s'était noyé. Je ne pense pas que c'était délibéré. Apparemment, il était saoul et était allé pisser pardessus bord pendant la nuit. C'était juste de l'imprudence, mais de cette sorte d'imprudence qui n'arrive pas aux autres.
Peut-être que c'était le problème avec lui, pensa Dag. Il n'avait jamais été suffisamment imprudent. S'il avait eu vingt ans plutôt que trente-cinq quand l'obscurité l'avait surpris, tout aurait pu être différent...
— On n'a plus jamais entendu parler de cette fille. Ça ne devait être qu'une partie de rigolade pour elle, j'imagine. Mais pour lui, elle représentait le monde entier.
Dag demeura silencieux.
Elle inspira et continua :
— Alors, si vous trouvez ça amusant que cette fille tombe amoureuse de vous, moi je vous dis que je ne trouve pas ça drôle. Je ne sais pas ce que vous voulez, mais il n'y a pas d'avenir pour elle. Votre peuple y veillera bien vite, si les siens ne s'en assurent pas. Vous et moi le savons tous les deux. Mais pas elle.
— Madame, vous imaginez des choses.
Des choses très plausibles, peut-être, étant donné qu'elle ne savait rien du couteau du partage qui les liait inextricablement, du moins pour l'instant. Il n'allait pas essayer d'expliquer ça à cette femme énervée et épuisée.
— Je sais ce que je vois, je vous remercie. Ce n'est pas la première fois, d'ailleurs.
— Je ne la connais que depuis deux jours !
— Ah, vraiment ? Alors qu'est-ce que ce sera dans une semaine ? Les bois vont prendre feu, j'imagine, dit-elle avec dérision. Tout ce que je sais, c'est que finalement, lorsque les gens lient leur cœur aux gens comme vous, ils finissent morts. Ou alors souhaitant l'être.
Dag desserra les mâchoires et hocha sèchement la tête.
— Madame, à long terme, tout le monde finit par mourir. Ou par souhaiter être mort.
Elle se contenta de secouer la tête, un petit sourire aux lèvres.
— Bonne nuit.
Il porta la main à sa tempe et partit chercher le matelas, posé dans la pièce à côté, qu'il sortit sur le perron. Si Petite Étincelle pouvait voyager le lendemain, décida-t-il, ils quitteraient cet endroit aussi vite que possible.